A l’heure où les tulipes de Koons, qui viennent d’être inaugurées à Paris, sont taxées de « marqueur de puissance géopolitique » à Sciences PO (1)… Aude de Kerros publie un livre intitulé « Nouvelle géopolitique de l’Art contemporain » aux éditions Eyrolles. Nous lui avons posé 3 questions.
– Depuis quand parle-t-on de géopolitique de l’art ?
De tous temps l’art fut le butin des vainqueurs mais l’art trouvant sa justification dans la politique, la révolution, la propagande ( donc dans les idées) ne devient patent qu’à partir de 1917 : le grand public ignore la continuité de ce phénomène qui se métamorphose au long du XXème siècle pour s’imposer aujourd’hui sous l’étiquette AC qui prétend être le seul, le vrai, art « contemporain ». On peut même parler d’ACI : Art Contemporain International, à la circulation mondiale et fluide. L’Amérique y détient une puissance culturelle hégémonique où l’art est à la fois « soft power » et produit financier, construit en réseau autour de collectionneurs « hors normes », ce qui tient plus à leur fortune qu’à leur amour de l’art. On savait que médias, foires, salles des ventes, ports francs, galeries etc. institutions muséales et universitaires légitiment, in fine, les cotes de leurs poulains. Outre qu’il rend de multiples services annexes, une autre caractéristique de ce système apparaît désormais : ne pouvoir fonctionner que de façon fermée. C’est la condition pour atteindre des très hautes cotes et garantir leur valeur.Il est possible aujourd’hui de cartographier ce phénomène : mondial, fermé, rentable parce que transfrontières.
– Votre livre s’intitule « nouvelle » géopolitique de l’AC : en quoi est-il nouveau ? Par rapport à une autre manière de penser le sujet ou bien y-a-t-il une évolution mondiale qui le justifie ?
Le système de l’ACI dont le cœur bat à New York se porte bien si l’on en croit les cotes faramineuses, il est même réputé pérenne parce qu’universel et vertueux. Or il s’emballe, comme en Arabie Saoudite où en une seule année, 2018, tous les rouages du système apparaissent d’un coup. Cette réussite planétaire de l’ACI, presque trop parfaite, est un trompe l’œil qui dissimule un envers. Il existe un autre monde de l’Art, non labellisé « Art Contemporain International », ni coopté ni financiarisé, et pourtant ce monde vaste et varié fait l’objet d’échanges au-delà du local, orientés par des affinités naturelles. L’émergence de ce marché guidé par la considération de l’art lui-même, est, en partie, lié à la révolution technologique numérique : internet diffuse l’image mieux et plus facilement que le concept. Internet désenclave et relie ce que le système ostracise de facto. Après avoir observé le système ACI, j’ai voulu décrire aussi ce monde-là car la mondialisation a mis dans la boucle des échanges artistiques les 5 continents. Le monde occidental ne représente que 1 milliard de personnes sur 7 : il n’est pas possible d’imposer un art, aussi vide, kitsch et global soit-il, à l’humanité tout entière. Plus la mondialisation avance, plus les diversités surgissent et sont valorisées, aimées, assimilées par des publics même lointains, qui ne veulent pas pour autant renoncer à leur propre culture. Les rapports entre le local et le global ne se produisent pas dans le sens de l’uniformisation, comme le prévoyaient les théoriciens de l’ACI, les seuls jusqu’ici à prendre la parole.
-Quelle est la place de la France dans cette géopolitique ?
La France est le seul pays à avoir un art officiel, où ses fonctionnaires inspecteurs de la création rejettent tout ce qui n’est pas conceptuel, pour s’aligner sur le système ACI. Le résultat est qu’il n’y a pas d’artistes français, (même conceptuels !) vraiment visibles internationalement. En France, la scène française n’est pas la priorité ni des institutions ni des collectionneurs : les conflits d’intérêts sont multiples car tout semble permis dès que le mot magique « art » est prononcé. Aucun autre pays n’agit ainsi de façon aussi radicale. En Amérique, en Russie, en Chine, dans les autres pays d’Europe, coexistent les divers courants de l’art de la peinture au ready made, ils se concurrencent à l’intérieur des frontières, même si seuls sont cooptés pour le circuit international ceux qui répondent au label ACI. La situation française apparaît donc comme une exception… anti-culturelle, ce livre l’établit clairement.
Propos recueillis par Ch. Sourgins
- (1) L’expression est de Nathalie Obadia, galeriste qui enseigne à Sciences Po, auteur d’un livre sur le sujet mais d’un point de vue… plus « ACIquement » correct.