Cinq questions sont posées à différents acteurs de la vie artistique.
1. De la différence entre un artiste et un créatif ?
– Qu’est-ce qu’un artiste pour vous aujourd’hui ? Doit-on faire un distinguo entre un créatif (dans le sens où un couturier de grand talent, par exemple, lorsqu’il présente sa nouvelle collection la crée) et un artiste qui, certes, peut vendre ce qu’il produit, mais dont l’œuvre – l’enjeu symbolique – n’est pas directement liée à cela ? Autrement dit doit-on faire le distinguo entre les « artistes » qui sont liés à une nécessité intérieure et les « créatifs » qui répondent le plus souvent à une commande extérieure ? Ou, au contraire, pensez-vous que, de nos jours, tout le monde est artiste et que de faire une distinction entre les arts majeurs et mineurs, les médiums de l’art (la peinture, la sculpture, la photographie, la vidéo, etc.), et la publicité, la mode ou le design n’est pas pertinent ?
Christine Sourgins : Il faut distinguer sans dénigrer ; créatifs et créateurs ont leur raison d’être. Si on les confond, le mercantilisme dissout l’art dans la com au point qu’à l’espace Vuitton on ne sait plus où finit l’objet d’art et où commence l’objet publicitaire. Or donner au commerce un caractère culturel, permet l’ouverture dominicale, pour la joie du tiroir caisse et d’une clientèle huppée.
La nécessité intérieure, condition nécessaire à la définition du créateur, n’est pas, en notre époque nombriliste, une condition suffisante. Quand la nécessité intérieure se réduit à la promotion de soi, Narcisse n’assure d’aucun talent.
Alors, où passe la frontière entre artiste d’art, au sens premier du mot, et artiste d’Art dit contemporain avec les acceptions duchampiennes et conceptuelles que cela suppose ? Art et artiste sont devenus des fourre-tout qui englobent (en sus de la promotion commerciale déguisée) des activités d’animation, des jeux sociaux ou conviviaux qui ne sauraient se substituer à l’Art proprement dit. Créer des formes c’est articuler du sensible et de l’invisible. L’Art suppose donc une métaphysique volontiers rejetée aujourd’hui. Or elle est vitale puisque c’est là que surgit ce sens dont l’absence ronge nos contemporains écartelés entre le futile et l’utile.
2. L’art et le public
– On sait que, de nos jours, aller au musée, voir de grandes expositions, s’intéresser à l’art est devenu l’un des pôles symboliques de notre société. Nous ne pouvons certes que nous en réjouir. Cela dit, sans les clefs pour mieux percevoir l’œuvre, que se passe-t-il au juste ? Ne doit-on pas se défier de la tendance à « l’art spectacle », au « divertissement », au « zapping » que certaines manifestations dites grand public induisent ? Si, oui, comment y remédier ? Par l’éducation artistique à l’Ecole ? par une plus grande place de l’art et de la culture dans les grands médias nationaux ?
C. S : Se divertir n’a rien de condamnable. C’est la confusion des genres qui l’est. Or prendre le divertissement de masse pour de la « high culture » est possible en France mais pas aux USA. M. de Saint Pulgent ou M. Fumaroli ont montré comment, à partir de Malraux, l’action culturelle, non seulement tend à se penser contre l’éducation, mais en est venue à englober le loisir. L’éducation pourrait remédier à ces confusions…à condition qu’elle n’enseigne pas l’idéologie qui les prône. Le goût de l’art, de l’histoire, du patrimoine cache aussi le désarroi d’un public qui ne trouve plus dans l’art officiel actuel, ni dans la disneylandisation du monde, de quoi nourrir ses aspirations existentielles.
3. L’art contemporain et l’Etat
– Quel rôle l’Etat doit-il jouer ? Quelles sont le ou les réforme(s) nécessaire(s) que l’Etat devrait entreprendre pour que la diversité des artistes vivant en France (à Paris, mais aussi en régions, et ce, évidemment, quels que soient leur médium, leur génération ou leur origine), soient mieux représentés ?
C. S. : Le rôle de l’Etat est de réguler ; d’être garant d’un pluralisme. Pas de se substituer aux acteurs de l’art, ni, sous couvert d’action publique, de favoriser des intérêts ou des réseaux particuliers. La principale réforme à envisager d’urgence est la mise en œuvre d’une réelle transparence : dans les institutions publiques, qui décide d’acheter quoi, à qui, par quels intermédiaires, et à quel prix : il s’agit quand même de l’argent du contribuable. Tout achat, commande ou subvention devraient être absolument publiques, c’est à dire transparents aux parlementaires comme aux citoyens.
4. Y a-t-il un art officiel en France ?
– Y a-t-il le choix préférentiel d’une « esthétique » au détriment de toutes les autres par les principales institutions françaises (Musées nationaux, Centres d’art contemporain, FRAC, Cultures France, etc.) – une « esthétique » qui, au fil des ans, est devenue quasi-officielle ? Si oui, laquelle ? Et pour quelles raisons ?
C.S. : Oui, il y a un art officiel car une tradition jacobine valorise le rôle de l’Etat et depuis plus d’un quart de siècle les ministres passent, la bureaucratie reste et l’Art officiel avance… selon trois axes majeurs. D’abord la valorisation du vide, du nul (Baudrillard l’expliquait très bien). Puis la transgression : l’Art contemporain, au sens d’art officiel, peut être défini comme une transgression de l’art (dont Duchamp est le pivot) devenu un art de la transgression, pour ne pas dire un académisme de la transgression. 3ème axe : la confusion, l’apologie du mélange universel et brownien : tout le monde est artiste, tout se vaut, tout est dans tout et réciproquement… Au début, cette conception de l’art et de la culture est grisante : c’est festif, pratique (toutes les démagogies sont possibles), facile pour qui détient les réseaux d’influence. Puis on récolte les fruits amers du nihilisme et du relativisme déjanté : d’où cette impression de sclérose, de chape de plomb, que dénonce le manifeste « L’art, c’est la vie ».
5. La place de la France
– Aujourd’hui, comme ce fut le cas dans l’entre-deux guerres, des artistes de toutes origines résident en France. Comme on le sait, la diversité (Picasso, Brancusi, Chagall, Man Ray etc.) a fait partie intégrante de la prépondérance de la France par rapport aux autres nations du marché de l’art. Or, aujourd’hui, les artistes de la « scène française » sont peu ou prou marginalisés. Quelles sont pour vous les priorités nécessaires pour leur reconnaissance ? Comment concevez-vous le rôle des galeries ? des fondations ? des collectionneurs privés ? du mécénat ? des foires d’art contemporain ?
C. S. : Le contribuable français a-t-il à financer la promotion de vedettes internationales ? Américains et allemands le font-ils ? Tandis que l’action de l’Etat est perçu à l’étranger comme un assistanat, les artistes français hors système survivent grâce à leur galerie étrangère ! L’état n’a pas à dicter aux acteurs de l’art leur conduite. Encore moins à les empêcher de jouer leur rôle. Trop souvent l’Etat se donne la légitimité du sauveur d’une carence qu’il a lui même créée : il est facile de rire des salons quand on les étrangle financièrement et qu’on les accule à accepter des œuvres de troisième ordre pour boucler le budget. Facile de brocarder la tiédeur des collectionneurs français quand les sociétés d’assurance avaient, jusqu’en 2004, l’obligation de les dénoncer au fisc. C’est pourquoi Rémy Aron, président de la Maison des artistes, propose de défiscaliser les achats d’œuvres d’art jusqu’à un certain seuil, ce qui permettrait aux artistes hors système (donc hors spéculation) de vivre.
6. Histoire de l’art
– Sans les cinéphiles tout le monde ignorerait le cinéma d’auteur. Sans les lecteurs passionnés de littérature, les bons écrivains qui finissent par émerger de l’édition courante. Dans les arts plastiques, les tenants de « l’avant-garde » – en déniant toute validité au regard d’autrui (des autres artistes, des critiques, des conservateurs de musée, des collectionneurs, du premier cercle des amateurs d’art, du public éclairé, etc.) – semblent cautionner une amnésie générale de l’histoire des formes permettant la promotion de « nouveautés » déjà fort éculées. Autrement dit : l’histoire de l’art (c’est-à-dire la chronique des mouvements et des œuvres qui créent un avant et un après) continue-t-elle à se constituer malgré l’uniformisation esthétique produite par les inévitables effets de modes, ou est-elle vouée à disparaître ?
C.S. : L’histoire de l’art doit sortir d’une conception linéaire de l’évolution des formes liée à une vision déterministe où tout s’enchaîne pour aboutir à l’art officiel. Si Monet n’a existé que pour annoncer Pollock qui lui-même etc : alors dans le passé nous ne lisons plus que nous-mêmes ; c’est pourquoi nous tournons en rond. Après l’aventure de l’Art moderne qui a enfanté moult inventions plastiques, il ne faut guère s‘attendre à des trouvailles révolutionnaires. Désormais l’innovation picturale, subtile mais non moins profonde, sera difficilement repérable par une société de masse prisant peu la subtilité.
L’art avance en vibrant autour de polarités : à travers les âges, le rendu pictural oscille du léché à l’enlevé, sans que l’un représente forcément un progrès sur l’autre. De loin, un élève de Rubens et un Renoir se ressemblent, moins parce que Renoir a vu Rubens, qu’en raison de contrées mentales voisines. Paradoxalement, c’est maintenant une géographie artistique que l’Histoire de l’art va devoir arpenter.
in Art Absolument n°22, septembre 2007, dossier : « Polémique : l’Etat et l’art contemporain ».