Un séisme secoue les ports francs, ces pivots de la financiarisation de l’art, vastes entrepôts stockant des marchandises par millions et gardés comme des coffres-forts bancaires. En zone franche, les droits de douane et de TVA sont suspendus, l’optimisation fiscale va bon train, mais les ports francs se comparent à une gentille « agence immobilière absolument pas responsable de ce qu’il y a dans l’appartement qu’elle loue »sic. Selon la revue Connaissance des arts, ils abriteraient près de 1,2 million d’œuvres ; jusqu’ici ceux qui les soupçonnaient d’opacifier le marché (ou pire) furent traités d’affabulateurs : le roi des ports francs vient d’être mis en examen à Monaco pour « escroqueries » et « complicité de blanchiment » placé sous contrôle judiciaire avec caution de 10 millions d’euros. Depuis 1997, Yves Bouvier est PDG de Natural Le Coultre, une société familiale suisse née il y a 125 ans pour entreposer des céréales, aujourd’hui incontournable sur le marché de l’art et du négoce. Car en 18 ans, Yves Bouvier en a fait un empire, premier locataire du port franc (détenu en majorité par le canton de Genève), il est aussi le promoteur d’autres ports francs sur les tarmacs des aéroports de Singapour et de Luxembourg.
L’homme d’affaires est soupçonné d’avoir établi « des documents mensongers » lors de la vente d’une quarantaine de tableaux de maîtres (Picasso, Gauguin, Degas, Léonard de Vinci… ) à Dmitry Rybolovlev, milliardaire russe (pesant 9 milliards de dollars environ) et président de l’AS Monaco. Le circuit d’achat et de vente passait par des sociétés offshore, propriétaires légales des œuvres entreposées aux ports francs : ces sociétés-écrans, qui s’interposent entre acheteurs et vendeurs, les empêchent de facto de vérifier les sommes effectivement payées ou perçues. Yves Bouvier pouvait en toute quiétude prélever des marges sur ces transactions, jusqu’à ce que fortuitement le russe s’aperçoive que «ces pratiques ne correspondaient pas à celles du marché». Car Yves Bouvier toucherait déjà officiellement une commission pour son travail d’intermédiaire (2% du prix de vente).
Accusé d’avoir facturé 118 millions de dollars un nu de Modigliani, alors que le vendeur encaissait 93,5 millions, Yves Bouvier dans un entretien avec Alexis Fabre et Sylvain Besson pour Le Temps, rétorque : « Il n’a jamais été convenu ce que devait être ma marge. J’assume parfaitement avoir fait des plus-values, c’est parfaitement légal et Dmitri Rybolovlev le savait». L’AC n’a pas de critère interne de valeur (une œuvre vaut le prix que le réseau qui la promeut arrive à lui donner, fusse-t-elle un papier froissé), ce système mis au point pour l’AC a entraîné une spéculation effrénée qui s’étend maintenant aux grands maîtres de l’Art ancien et moderne. Yves Bouvier se défend cependant d’avoir été courtier : c’est sa compagnie le vendeur, les prétendues commissions seraient… « des frais administratifs » sic ! Yves Bouvier renverse même l’accusation : la famille Rybolovlev aurait monté un guet apen, n’arrivant pas à payer le solde du dernier tableau, « le plus beau Rothko du monde », (N° 6 – Violet Green and Red), la plainte retardant le paiement des dizaines de millions d’euros.
Un observateur remarque que les collectionneurs se retournent de plus en plus souvent contre les intermédiaires et les vendeurs lorsqu’ils constatent que le marché de l’artiste – dont ils viennent d’acquérir les œuvres au prix fort – s’écroule. L’art financier ressemble à la patate chaude : il faut se débarrasser de l’œuvre une fois le coup financier réussi. Un tribunal de Singapour a ordonné le gel mondial des avoirs d’Yves Bouvier qui se montre confiant malgré tout. « Too big to fall ? » (Trop gros pour tomber ?).
Christine Sourgins