Mercredi 19 octobre, Arte avait programmé un documentaire inédit sur « L’argent, le pouvoir, l’art ». Une initiative intéressante à la veille de la Fiac : les grands médias se mettraient-ils à traiter des problèmes à bon escient, enfin ! Ne rêvons pas trop vite : le documentaire fut remplacé par un hommage au cinéaste Wajda récemment disparu. Il ne fallut pas moins d’un double hommage d’ailleurs pour sortir de la grille un reportage qui devait irriter du monde et du beau, celui du pouvoir et de l’argent. Un comble car Wajda a eu souvent maille à partir avec la censure de la Pologne communiste. Mais la censure ici est plus subtile : la vidéo de 53 mn est disponible cliquer. Mais ne la verront que ceux qui connaissent déjà son existence : bref, un petit nombre, son impact sera donc amorti.
« C’est terrible d’être récupérée par le marché de l’art ; c’est encore plus terrible de ne pas l’être » déclare Seo, une ancienne élève de Baselitz, plutôt heureuse de sa récupération : les tableaux de son exposition trouvent preneurs avant même d’être exposés par sa galerie. « Comment fonctionne un marché qui ne joue pas la transparence ? » : le préambule dit sans ambages qu’il y a de l’argent sale dans l’art financier et que cela suffit à expliquer son caractère confidentiel. Ce que nous avancions depuis des années devient donc évident or ceci valait d’être accusé de participer de la théorie du complot, il y a peu. On verra donc Hans Peter Feldmann mettre avec précision, au pinceau, un nez rouge au Washington des billets de un dollar. Mais l’artiste nous est présenté comme dénonciateur de la financiarisation de l’art alors qu’il y participe froidement, pratiquant ce qu’il dénonce. Donc on ne nous montrera pas une de ses œuvres encore plus significative. Hans-Peter Feldmann a remporté en 2010 le prix Hugo Boss, dotée de 100 000 dollars et assorti d’une exposition au musée Guggenheim de New York. L’artiste allemand a utilisé sa dotation : cent mille billets de 1 dollars usagés- pour tapisser les 9 murs du musée. La commissaire adjointe commente : «Les billets, comme les œuvres d’art, n’ont que la valeur que leur attribue la société qui croit en eux ». L’art est fiduciaire comme la monnaie du même nom, c’est juste une question de croyance.
Au passage on apprend des détails significatifs : que dans une foire l’emplacement peut valoir bien plus cher que les œuvres exposées. Qu’un agent peut prendre 5%, un courtier 2 %, mais qu’un intermédiaire comme M. Bouvier a eu la main lourde : le roi du port franc de Genève aurait vendu pour 2 milliards d’art à son client russe, empochant au passage 1 milliard. C’est sûr un port franc rapporte et celui de Genève recèlerait pour 100 milliards de francs suisse de marchandise… Un procès intenté à un expert escroc (6 ans de prison, quand même) révèle incidemment les critères de choix utilisés par de riches collectionneurs, ses clients bernés et se plaignant amèrement. Critères dont la rigueur, l’intelligence et la finesse laissent pantois : choisir un tableau de Richter d’après sa taille, apprécier surtout le cadre d’un Picasso ; aimer une sculpture de Murakami parce qu’elle représente le signe astrologique du propriétaire… On ne peut donc que pouffer de rire quand une jeune et jolie historienne de l’art vient déclarer que « le critique d’art doit être conscient du problème de son instrumentalisation ». Ah bon, tout ce joli monde n’a pas encore compris que l’AC est de préférence le terrain de jeu de parvenus ignares ?
Et ces pauvres musées, incapables de suivre le mouvement qu’ils ont contribué à lancer, ne nous arracheront pas une larme de crocodile. Il est pourtant bien rappelé qu’ils n’ont pas pour finalité d’accroitre la valeur d’une œuvre. Réduits à « quémander » auprès de méga-collectionneurs, à quasiment « louer » des œuvres dont le prix est en inflation vertigineuse, ils bichonnent, présentent, restaurent, assurent des œuvres privées aux frais du contribuable pour finir parfois, au bout de 10 ans d’exposition, à les faire exempter d’impôt de succession. Non, le musée comme optimisation fiscale bon chic bon genre n’émeut guère. Pas plus que les opérations artistico-humanitaires : pour se donner bonne conscience les hyper riches, hyper creux, ont leurs « œuvres de charité », et financent une bonne cause via des expositions (acheter une brique pour aider des travailleurs chinois) joignant charity et bisness…L’ historienne va définir les principale catégories d’œuvres « contemporaines » et « bankable » : les séries, les grands formats ; celles qui expriment la désolation ou celles qui se prêtent à plusieurs interprétations (autrement dit celles à qui l’on peut faire dire tout et son contraire ). Les artistes qui souhaitent connaitre les délices de la « récupération » savent donc comment travailler…
Le plus triste est que Wajda, qui a souvent épinglé la bêtise et la compromission, aurait là un sujet rêvé…
Christine Sourgins