Exibit-B (B pour Black) est une déambulation-spectacle du Sud-Africain Brett Bailey, en douze tableaux-vivants représentant des scènes de l’histoire coloniale et postcoloniale. Retour sur cette exposition, maintenant que les passions sont retombées.
Le jour de la première, le 27 novembre 2014, au Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis, l’accès fut bloqué par un collectif d’associations estimant que l’œuvre était raciste et portait atteinte à la dignité humaine. On y voyait des acteurs noirs croupir dans la cage d’un zoo humain, une reconstitution d’une scène d’esclavage, collier de fer au cou etc. Bailey est blanc, se déclare anti-raciste, en usant d’un stratagème récurrent dans l’art très contemporain, l’AC : dénoncer le mal par le mal. Quitte, en reconstituant le mal, à continuer de le propager, risquant d’enfermer les uns dans le statut de victimes et les autres dans le costume du bourreau : une société multi-ethnique est-elle forcément doloriste ? « Décolonisons l’imaginaire ! » criait, aux portes de l’exposition, le « collectif anti-négrophobie »sic qui fut repoussé… manu militari. A nouveau, se pose le problème d’une œuvre susceptible de troubler le « vivre ensemble » alors qu’elle bénéficie de fonds publics (qu’un mécène privé en prenne la responsabilité est une chose, mais une collectivité publique ?).
L’œuvre continua sa tournée à Paris, au sous-sol du 104, pour mieux conditionner les spectateurs : ils devaient se séparer de leurs affaires au vestiaire, passer par un détecteur de métaux, recevoir un numéro et l’instruction «vous ne pourrez pas revenir en arrière ». Ils étaient alors « libres » de défiler, à leur rythme mais un par un, dans la lumière tamisée des reconstitutions de la souffrance infligée aux Noirs. Les acteurs étant immobiles et silencieux, des panneaux explicatifs retraçaient le contexte. Ici git Angelo Soliman, historien et philosophe, vivant au XVIIIe siècle à la cour de Vienne et qui, mort, fut embaumé et exhibé en un Musée d’Histoire naturelle. Nombre de spectateurs révoltés, scandalisés par ce destin, ont célébré alors les vertus pédagogiques de l’exposition, s’indignant de l‘étroitesse de vue des opposants.
Or seule une approche historique, non partielle et partiale, pourrait avoir des vertus pédagogiques et rappeler, par exemple, que le royaliste Cadoudal qui n’était point noir, fut exécuté et, lui aussi, dépecé : au nom de la science, son squelette gesticula à l’Ecole de Médecine pendant tout le premier Empire. Récemment, l’artiste d’AC Wim Delvoye tatoua le dos de Tim Steiner qui sera écorché à sa mort, sa peau étant exposée comme œuvre d’art : Steiner (obligé par contrat) a exhibé son dos au Louvre en 2012, sans émouvoir grand monde ( faut-il en déduire que tout est permis dès lors qu’on obtient consentement, quitte à payer ?). Exibit-B ne travaille pas l’histoire humaine mais la mémoire du spectateur grâce à un protocole très simple, apte à faire monter l’adrénaline chez les plus endurcis : instruction impérative fut donnée aux acteurs-figurants de poser sur le visiteur un regard transperçant et de ne pas le lâcher.
Pour le performer jouant Angelo Soliman, l’immobilité, la concentration demandées sont éprouvantes physiquement, nerveusement : un parcours dure entre trente et quarante minutes, plusieurs représentations avaient lieu chaque soir. Cependant le comédien défend le spectacle mordicus, les occasions de travailler sont rares mais ce n’est pas ce qu’il avance : « Harponner le spectateur, le hanter du regard, c’est inverser les rôles. Le voyeur n’est pas celui qu’on pense ». Classique inversion des rapports de force dans une relation sado-maso… ?
Les opposants pétitionnèrent contre ce « zoo humain », tentèrent en vain d’interdire le spectacle via la justice; les représentations, dans une ambiance tendue, s’arrêtèrent le 12 décembre, deux jours avant la date prévue. En définitive, le grand argument pour défendre le spectacle fut : « Il faut voir « Exhibit B » avant de prendre position ! » Voilà une injonction propre à une société mercantiliste « pour critiquer, obligation de consommer, de payer », d’être comptabilisé parmi les spectateurs et donc …au bénéfice de l’oeuvre contestée ! Cela revient à dire « vous n’avez pas le droit de dire que le curare est mortel, tant que vous n’y avez pas goûté ! ». Si on fait l’expérience on meurt … et la discussion cesse.
Certes, pour juger de l’ajustement des costumes, de la pertinence des décors (est-ce bien un objet d’époque ?), de l’éclairage (trop blafard, trop chaud ?) etc, il faut avoir vu. Mais pas s’il s’agit de critiquer la nature d’un spectacle et non sa mise en œuvre concrète. Or ici, les méthodes employées sont plus proches de la manipulation que du théâtre car elles impliquent violemment le spectateur dans l’œuvre ; il devient juge et partie et perd tout sens critique. L’efficacité, l’intensité de l’œuvre sont indéniables : des spectateurs secoués, les larmes aux yeux, « restent muets, incapables de verbaliser l’expérience qu’ils viennent de vivre ». Cette soumission à une surdose d’émotions, sorte de « binge drinking » d’affects, enflamme la sensibilité et se désintéresse des conséquences. L’œuvre croit convertir à une cause humaniste, elle manipule, elle voudrait prémunir et laisse démuni…formaté un peu plus à la société du spectacle dénoncée par Debord.
Christine Sourgins