D’où vient, chez nos élites, cette désinvolture vis-à-vis du patrimoine (1) ? Pourquoi traitent-ils les chefs d’œuvre de l’art ancien, vénérables mais fragiles, comme s’ils étaient de vulgaires biens de consommation ? Ce mépris de la pérennité des œuvres s’est accru avec l’hégémonie de l’Art dit contemporain, l’AC, où l’œuvre, le plus souvent conceptuelle, peut souvent se résumer à un mode d’emploi qu’on actualise au gré des expositions : l’aspect matériel est donc secondaire, le jetable règne. Les artistes d’AC (et même déjà certains artistes modernes) ayant volontiers privilégié des matériaux nouveaux ou choisis hors des matières habituellement sollicitées par l’art, le boomerang de la réalité revient à l’envoyeur ….
Ainsi les PVC finissent par exsuder des molécules visqueuses recouvrant la surface de l’œuvre d’une couche de poisse, merveilleuse attrape-poussière. Cette crasse gluante n’est pas facile à extirper. Les ludiques « Pénétrables » que Soto produisit à partir de 1967 sont composés de tubes PVC souples où le visiteur, généralement juvénile, aime à se faufiler.. Le Centre Pompidou ne cesse de remplacer ces tubes afin d’éviter que « les enfants soient englués comme dans un piège à mouches » sic !
Autre danger : les animaux empaillés, « et surtout les insectes naturalisés, qui sont des mets de choix pour …les insectes nécrophages » dixit la restauratrice Grazia Nicosia (2) qui s’est inquiétée des coléoptères séchés constituant le matériel de prédilection du très officiel Jan Fabre, grand artiste d’AC, pour qui naguère le Louvre a déroulé le tapis afin qu’il vienne redorer (infecter ?) le musée : ces ravageurs ayant tendance « à s’échapper pour aller contaminer d’autres œuvres ».
Le plus cocasse pour un art qui se dit « in », « branché top mode », à la fine pointe du contemporain est qu’il est plus vite que d’autres, frappé d’obsolescence technologique. Les machines de Tinguely s’arrêtent, les installations vidéo du coréen Nam June Paik tombent en panne, celles de Boltanski sont menacées par la disparition des lampes à incandescence car les nouvelles ampoules n’ont pas une lumière de même température, l’effet visuel produit semble alors « anachronique ». Toutes sont victimes de la loi du marché : une technologie chasse l’autre et c’est à juste titre que certains ont repris, pour les œuvre d’AC, la phrase que Levi-Strauss appliquait aux villes américaines : « elles vont de la fraîcheur à la décrépitude sans passer par l’ancienneté »
Comment réagit le monde de l’AC face à ce retour de la réalité ?
« Nous ne nous interdisons jamais d’acquérir une œuvre simplement parce qu’elle serait éphémère ou à priori trop fragile » précise le directeur du Cnap. Le centre national des arts plastiques considère donc que tout va bien, tant que le contribuable paye comptant. Certains responsables se sentent cependant confortés dans leurs achats d’œuvres immatérielles. Le Frac Lorraine s’est spécialisé dans ces œuvres qui ne risquent pas de s’abîmer mais quand même d’être vite oubliées à force d’exister si peu, sa directrice Béatrice Josse déclarant » Cela m’amuse de souligner que le capitalisme est capable d’acheter tout et n’importe quoi ! »(3).
Les artistes n’ont pas l’intention de changer non plus et Morgane Tschiember déclare « si j’ai envie d’utiliser du papier journal, je ne vais pas m’interdire de le faire au prétexte que c’est trop fragile ». Certes, chacun est libre d’œuvrer comme il l’entend, c’est sûr,…à condition de ne pas berner le client. Et celui-ci commence à regimber ainsi que certains galeristes, devenus méfiants suite aux retours pour réparations qui engloutissent les marges.
Mais la palme de la franchise revient à l’artiste François Morellet, ses propos font montre d’un humanisme débordant et permettent de ne plus s’étonner de rien : « Mon œuvre quand je serai mort, je m’en fous complètement, sincèrement du fond du cœur…Tous ces cons qui seront encore vivants, alors que je serai mort, qu’ils crèvent aussi »
A méditer par nos très opaques commissions d’achats qui ne donnent jamais leurs critères de choix, ni les prix , ni les intermédiaires vendeurs… rien que la note à payer aux contribuables.
Christine Sourgins
Historienne de l’Art
(1) Voir le dernier Grain de Sel et les misères d’Apollon
(2)Le Monde du 22/03/14, page 4 et 5.
(3) Le Monde du 23/04/2013 voir également le Grain de Sel du Mardi 25 janvier 2011