Le film Shirley du réalisateur autrichien Gustav Deutsch raconte à travers treize tableaux de Hopper, la vie d’une comédienne américaine victime de la crise de 29, confrontée au maccarthysme… Jetez un œil (ou deux) sur la bande annonce et vous serez « bluffés »… cliquez ici.
Shirley : que vaut le film ?
Dès les premières images, Shirley débute mal : le personnage découvre sa chambre d’hôtel, s’installe, enlève ses chaussures : tiens, elle ne porte pas de bas, de ces bas couturés si caractéristiques des années 30 ? Ah, nous sommes à Paris ? En quoi ce tableau « Chambre d’hôtel, 1931 » est-il si parisien ? Même Shirley s’étonne de cette lumière « si peu parisienne » dit-elle ; bref la pertinence de la reconstitution laisse à désirer…
« Selon les tableaux, Shirley n’est jamais exactement la même, ni vraiment une autre : actrice, espionne… », mais là où le peintre maintenait de riches équivoques narratives, le cinéaste choisit un sens qui n’était qu’une des possibilités ouvertes par le peintre. Ceux qui attendaient une vraie histoire, avec une narration traversée habilement par les tableaux de Hopper en seront pour leur frais. En guise de scénario nous avons une enfilade d’évocations de 13 tableaux, à touche touche, liés par des informations radio qui donnent le contexte historique de la scène suivante. Le truc est un peu facile mais c’est lui qui préserve le peu de consistance du film. Les personnages resteront des ombres lointaines, des prétextes pour cet exercice filmique qu’est Shirley. Heureusement l’actrice principale est photogénique, elle sauve sa prestation mais ne sauve pas le film qui horripile, non pas tant, comme on pouvait le craindre, par son aspect de reconstitution glacée mais par un décalque involontaire du théâtre filmé. Nous sommes, non pas dans une équivalence filmique de l’œuvre de Hopper mais, au sens propre et le plus platement, dans une peinture : quand un coin de ciel, apparait, c’est du ciel peint ; la verdure ne sera même pas animée par ordinateur : un décor peint. L’œuvre de Hopper tend alors au carton pâte…
Dans « Motel à l’Ouest 1957 » l’automobile peinte par Hopper a la platitude de celle des photographes des fêtes foraines, le vêtement bleu sur le fauteuil de droite a été reconstitué en résine … L’artificialité règne. Et comme le réalisateur a écarté les tableaux de plein air de Hopper, un sentiment d’enferment envahit le spectateur. Parfait, diront certains : les personnages de Hopper sont enfermés en eux-mêmes ! Car telle est la vulgate la plus répandue sur l’œuvre du peintre américain mais est-ce bien l’intention d’Hopper ou la projection de notre époque sur la sienne ? Et le film donne à fond dans ce travers.
Aujourd’hui, une femme politiquement correcte s’inquiète des droits de l’homme, donc Shirley suit l’évolution des luttes civiques aux USA et écoute le pasteur Martin Luther King décrire son rêve. Ce rêve ne passe guère dans la peinture de Hopper, beaucoup moins sociologique qu’on ne croit ; combien de personnages de couleur dans ses tableaux ?
Shirley, elle, déshabillée sur un lit, lit la caverne de Platon ( ce qui eût été plus judicieusement mis en rapport avec « Cinéma à New york 1937 »).Là, oui Hopper a peint cette caverne platonicienne qu’est la salle de cinéma ) ; ailleurs Shirley balance Elie Kazan qui balançait lui, ses collègues communistes. Comme ces gens qui nous assomment avec leurs glorieuses vies antérieures, Shirley nous fait comprendre qu’elle est une actrice qui travaille avec les plus grands : name dropping !
Où est l’esprit de Hopper dans tout ça ? Et surtout dans « Hall d’hôtel 1943 » dont la reconstitution (un couple attend un taxi, Shirley lit dans le hall) se termine par de furieux cris de mammouth et une colonne qui s’envole du décor avant de revenir en place ? Il y a certes du bizarre chez Hopper, qui parfois se rapproche des peintres du « réalisme magique » mais l’insolite y est toujours discret, jamais éléphantesque.
Shirley nous dévoile son intimité dans tous les sens du terme. Mais, autre trahison du peintre, la radio a beau égrener les années, Shirley ne vieillit pas… alors que le modèle de Hopper (son épouse) accusait constamment son âge ! Dans « Femme au soleil de 1961 », une Shirley toujours aussi en beauté qu’en 1930, continue de nous faire part de ses petits et grands soucis : Hopper est-il si bavard ? Bien au contraire, la solitude des personnages du peintre apparait plus métaphysique que sociologique, Hopper semble peindre le moment de solitude, de désarroi parfois, où le siècle (l’Amérique et sa consommation triomphante) nous lâche, ou se révèle la vanité de nos occupations ordinaires … alors que la lumière, celle du soleil mais aussi une lumière plus intérieure, s’offre à notre regard… C’est peut-être ce moment que vit, en 1961, cigarette en main, le personnage de Hopper, nue dans la lumière d’une fenêtre invisible à droite. Sauf que le réalisateur de Shirley a gratifié sa belle de bruits de bidet et de chasse d’eau. Comme disent les ados, cela casse l’ambiance : l’urinoir a-t-il encore frappé ?
L’astuce finale de l’ombre des fenêtres projetées sur les chaussures de Shirley pour montrer, un, que le train part, deux, une similitude avec la pellicule confirme, par son insistance, qu’il s’agissait bien et d’abord d’un exercice formel… qui n’apporte rien à la compréhension du peintre, ni de l’époque, ni de la peinture.
Mais il y a pire : dans la commmunication faite autour du film, l’hommage à la peinture d’Hopper apparaît vite ambigu. « Les tableaux du peintre sont reconstitués à la perfection, sans le moindre trucage ». Or la comparaison des tableaux de Hopper avec les scènes reconstituées, n’est pas innocente : cliquez (et déroulez le menu vers le bas). Hopper n’est pas un peintre aussi lisse qu’on l’imagine (la lumière, la touche peuvent vibrer) mais, sur les photos de ses tableaux postées sur le net, ce qui rend vivant la peinture vire au « sale », tandis que l’image filmique apparait « clean », et devient, par comparaison, la perfection d’une peinture qui ne serait qu’un brouillon. Le mérite du film serait « de parvenir à faire voir ces œuvres comme pour la première fois. Ces tableaux sont pour la plupart déjà vus et revus au point d’en être réduits à des cartes postales illustratives ». La peinture serait usée, épuisée, elle aurait besoin d’être réanimée, revivifiée ; on n’est pas loin de l’état d’esprit qui animait le réalisateur de « Beauty » (cf Grain de sel du Mardi 18 mars 2014) ….
Or pourquoi avons-nous, pour certains, cette impression d’usure ? Parce que les grandes expositions nous obligent à voir Hopper au milieu de la foule, bousculé, gêné par nos voisins qui s’interposent entre nous et l’œuvre, pour ne rien dire des bavardages. Rien de tout cela au cinéma : le calme, l’immobilité, des conditions de vision optimales qui n’ont rien à voir avec la cohue des musées. Les vidéastes ont en cela beaucoup plus de chance que les peintres : le silence religieux qui entourait, dans l’obscurité du Grand Palais, les œuvres de Bill Viola était impressionnant. Ce n’est pas la peinture qui s’use, c’est nous qui en mésusons.
Christine Sourgins
Historienne de l’art
PS : Merci à Agnès Evein, créatrice de costumes pour le cinéma et le théâtre, pour ses observations : son site Oripo cliquez
Notez aussi cette semaine, le film documentaire « National Gallery » de l’américain Frédérick Wiseman. « Il y a trente ans, déjà, j’avais pensé poser ma caméra au Metropolitan Museum de New York mais ils voulaient de l’argent ! Finalement, j’ai bien fait d’attendre… ». Weiseman filme le travail des conférenciers, des restaurateurs, les coulisses d’un conseil d’administration, les réactions du public… et les œuvres. Pendant 2h54, nous promet-on , « le cinéma regarde la peinture, et la peinture regarde le cinéma. » ….
Christine Sourgins