Des fleurs, des artistes et des indiens…
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Résister à la force qui ravage la forêt et les hommes… par un chemin de fleurs. C’est la voie choisie par le peuple Kichwa de Sarayaku. Le 24 novembre 2009, leur chef, José Gualinga, était venu à Paris l’exposer à l’espace Krajcberg. Un amateur d’art actuel y voit une démarche proche du land-art et plusieurs artistes contemporains sont disposés à défendre, avec les amérindiens, leur « frontière de vie ». Par solidarité ? Par intérêt bien compris ? (S’en prendre à l’Amazonie, c‘est dérégler aussi notre écosystème…) S’agit-il de s’allier avec notre lointain, en raison d’une détestation manichéenne de soi ? ( Du « poison de l’occident » on passe si facilement à « l’occident est poison »)… Et si José Gualinga était venu nous rappeler que ce combat est notre, parce que cette lutte est déjà enracinée dans notre propre histoire ? La mémoire de l‘art montre que la frontière de vie passe à l‘intérieur du monde occidental.
Ainsi, la tulipe, cette fleur venue d’Asie, va occasionner au XVIIème, dans les Pays-bas, une bulle spéculative (la première de l’histoire, dit-on) : on achète à l’avance des bulbes virtuels, on spécule sur la fécondité de la nature, on la surmène (les horticulteurs n’ont pas de titres assez ronflants pour baptiser leurs créations) et tout s’écroule… Que dit l’art à la même époque ? Il résiste à sa manière, pacifique, et se sert de la tulipe pour exprimer la vanité. Les Pays-bas voient s’épanouir un genre où les fleurs sont en majesté : la « nature morte », si mal nommée ; vie silencieuse serait plus juste. C’est l‘existence humble qui s’oppose doucement mais fermement à cet esprit de lucre, qui payait un oignon de tulipe plus cher qu’un Rembrandt ou une maison. L’art offre aux fleurs périssables, transformées en billets de banque, un développement durable et éthique avant la lettre. Pour certains, la tulipomanie est l’ancêtre de la frénésie des subprimes et autres procédés à la Madoff… N’est-ce pas cet esprit là qui ravage aujourd’hui la planète ?
Dans cette alliance entre l’art et les fleurs, les femmes ont joué leur rôle, de Louise Moillon (1610-1696) à Séraphine (1864-1942). Il y a beaucoup de points communs entre cette femme du peuple, provinciale, et un indien. Tous deux sont « d’humble extraction », le terme fleure bon « l’humus », la terre nourricière. Séraphine peint spontanément et, comme le peuple Kichwa, recourt au thème floral. On la méprise volontiers, cette travailleuse infatigable, vivant de peu, qui se ressource auprès des arbres, des plantes, des animaux. Elle est pieuse et visionnaire, passe pour une illuminée qui s’est inventée ces propres pratiques et rituels et concocte son fameux « vin d‘énergie » : ses fleurs ont une vitalité de buisson ardent, elles sont mystiques…bref, elle est un peu chamane, « yachak » à sa façon : ne l’a-t-on pas appelée «la dernière fée de notre terroir » ?
Si elle fut aidée par l’esthète Wilhelm Uhde, la bonne société traitera Séraphine avec une dureté qui n’est pas sans rappeler la violence faite aux indigènes. Elle mourra de faim, internée dans un hôpital psychiatrique en 1942. Voilà qui est symbolique, notre dernière fée meurt en même temps que l’herboristerie : le régime de Vichy qui la fit dépérir, supprima aussi le diplôme d’herboriste. Le crime de Dame Nature est de n’être pas un marché, d’offrir des remèdes à bon compte, une gratuité insupportable au mercantilisme mondialisé…Pourtant, peinture et médecine ont toujours eut partie liée, c’est pourquoi Saint Luc est le patron des peintres et des médecins. Quant au dernier mohican, diplômée d’herboristerie, Marie-Antoinette Mulot, elle est décédée en 1999. En Amérique du Sud on dévaste, on incendie ; en Europe, c’est plus feutré, on asphyxie, on anémie. Là-bas on brûle, ici on éteint …
Etre étouffés à petit feu est le lot des artistes actuels qui n’appartiennent pas à cet art spéculatif, désubstancié, où il suffit de nommer n‘importe quoi « art » pour en créer la valeur, avec le même arbitraire qui impose le prix d’un billet de banque. Ce qu’on appelle le « Financial art », aux enchères mirobolantes, descend en droite ligne de la tulipomanie… et produit ses OGM en nombre : « œuvres gravement mercantiles ». Les artistes qui ne rentrent pas dans ses réseaux de pouvoir et de finance sont des indiens d’Occident : voilà pourquoi le combat du peuple Kichwa de Sarayaku est aussi le leur…La préservation de la diversité naturelle va de pair avec le souci de la diversité culturelle.
Christine Sourgins / Historienne de l’art
texte écrit en soutien au Peuple Kichwas de Sarayaku pour une exposition organisée par l’association Paroles de Nature et le collectif « Artistes et frontière de Vie » en 2010. Exposition présentée à la mairie du 2ème arrondissement de Paris et soutenue par le musée du Montparnasse/Espace Krajcberg.
Texte également publié dans la revue Ecritique N°10, 1er sem 2010, p. 48 à 57.