Les affaires de déboulonnage « spontané » de statues se sont multipliées cet été, et l’article (1) de la sociologue Nathalie Heinich, paru dans la torpeur estivale, mérite d’être médité. Les aspirants déboulonneurs s’inspirent des méthodes issues de la fameuse « cancel culture », chère aux campus et aux réseaux sociaux nord-américains. Ce qu’on pourrait traduire par « culture de l’annulation » ou même « culture de la censure ». Outre-atlantique, en gros, les censeurs seraient à gauche et les anti-censeurs, à droite. Pour la sociologue la censure de ces « annulateurs », qui prétend s’exporter en France, « n’a rien de progressiste, en dépit du crédit que leur confère la légitimité de leur cause ».
En effet, aux USA, le premier amendement de la Constitution (comme le premier article de la charte canadienne des droits et libertés), fait de la liberté d’expression un « droit fondamental positif » donc a priori toute entrave à ce droit est anticonstitutionnelle. Tandis qu’en France, la liberté d’expression est encadrée par la Loi (qui bannit l’incitation à la haine, l’appel au meurtre, les discriminations sexuelles, le négationnisme…), la liberté d’expression « en Amérique du Nord ne peut guère être bridée que par la mobilisation publique ». Et quand la Loi ne régit rien, c’est le citoyen qui s’en charge « au risque de l’arbitraire d’une guerre civile larvée » et des appels au lynchage médiatique qui, explique N. Heinich, finissent par terroriser là-bas (en attendant ici) journalistes, enseignants et chercheurs. La « cancel culture » est donc, pour elle, le fruit amer « du sous-développement juridique nord-américain ».
On pourrait objecter que le « sur-développement » juridique français (qui s’immisce jusque dans la vie privée !) peut, lui, conduire à un cauchemar orwellien où l’histoire est officiellement réécrite (voyez à Rouen le déboulonnage de la statue de Napoléon préparé par le maire). Pour la sociologue, « quelles que soit la justesse des causes défendues, l’on ne peut se contenter de condamner les « excès » de ces militants radicaux tout en suggérant que la fin justifie malgré tout les moyens ». Le risque est grand, en effet, que cette revendication de « la liberté sans limites d’interdire la parole » fasse régresser à la loi de la meute.
Autre manière de déboulonner les idoles : la classique exposition muséale ! Comme celle sur le maître de l’Art moderne, et la Bande dessinée, au musée Picasso et pleine de révélations (2): Picasso était lecteur de Spirou et des Pieds Nickelés ! Si ! Mieux (ou pire, au choix) il aurait été inspiré pour le portrait de Gertrude Stein non pas par les masques africains ou la sculpture ibérique (ça c’est l’histoire de l’art de grand papa) mais …par la tante Pim de la BD « Pim pam pom ». Même si la bonne intention est évidente (faire venir les jeûûûnes au musée) pas sûr que Tati Gertrude ou Pimcasso en sortent grandis !
Le Corona virus reste le grand déboulonneur de la culture en France bien qu’il ait semblé, un moment, donner sa chance « aux circuits courts » : si la foire « Art Paris » a pu se maintenir au Grand Palais, c’est bien parce que son public d’acheteurs n’est pas essentiellement international ; il n’en est pas de même pour la Fiac et celle-ci a dû être annulée. Mais, vu le durcissement récent des mesures sanitaires qui limite les rassemblements à 1 000 personnes, Art Elysées qui devait se tenir en octobre sur les Champs-Elysées n’aura pas lieu et, pour les mêmes raisons, un vétéran, le salon d’Automne, annule sa 117ème édition. Mais la Nuit blanche du samedi 3 octobre a pu avoir lieu grâce au sursis accordé par le Dr Véran : « homo festivus » reste indéboulonnable ! Autre consolation pour le petit monde de l’AC : le « Commandant Bousteau », directeur de Beaux-Arts-Magazine, a été élevé au le rang de commandeur, la plus haute distinction de l’ordre des Arts et des Lettres…
Christine Sourgins
(1) Nathalie Heinich, « La « cancel culture » n’a rien à faire sur notre territoire », Le Monde, 4 août 2020, p.24.
(2) divulguées par le commissaire d’exposition Vincent Bernière, sur Arte le 4 septembre. « Picasso et la Bande dessinée » jusqu’ au 3 janvier 2021.