Crises d’authenticité ?

19 novembre 2024

Le 6 novembre mourrait Spoerri, 94 ans, plasticien suisse d’origine roumaine, inventeur des « tableaux-pièges » ; le lendemain, la première œuvre réalisée par un robot doté d’intelligence artificielle a dépassé le million d’euros aux enchères : pas de rapport, a priori, entre Spoerri et l’IA ? Détrompez-vous.

Effet de souffle

Depuis 2021 les prix de certaines œuvres numériques s’envolent tant que « Le journal des arts » suspecte « un accord entre acheteur et vendeur pour créer un effet de souffle »(1). Or Sotheby’s vient de consacrer l’IA artiste au moment où cette maison de ventes a négocié avec la justice américaine un accord à 6 millions de dollars (!) pour avoir délivré de faux certificats à de gros clients fraudant ainsi le fisc américain. Mais le trouble naît aussi du robot parlant et peignant qui a portraituré, « trituré » serait plus juste, le visage du mathématicien Alan Turing (2), pionnier de l’IA : cet humanoïde est genrée ! Alors que les femmes peinent toujours à obtenir l’égalité, même dans les hautes sphères du marché, une robote femelle vend parce qu’elle est robot et pas « authentique » femme ? IA = cynisme ? La robote observe, interprète « en totale autonomie » pour composer selon son inspiration algorithmique (sic 3) mais son autonomie lui vient de millions de données vampirisées partout, dans le passé comme chez les artistes vivants.  Car une fois les images-banques- de-données, concassées, mixées, régurgitées, les artistes pillés sont dans l’incapacité de le démontrer, tant la razzia est collective. Malgré ce contexte, peu de gens se posent le problème de l’authenticité de l’IA.

On est loin de la réaction à un des « tableaux pièges » de Spoerri : ceux-ci capturaient un groupe d’objets, tels des restes de repas consommés, y compris assiettes, couverts, verres etc. fixés à la table ou sur un tableau ensuite accroché au mur.

Les piégeurs piégés ?

En 1972, un tableau-piège intitulé « Mon petit déjeuner » était bien signé de l’artiste mais Spoerri avait, en réalité, demandé à un enfant de 10 ans de le réaliser. Fureur de l’acquéreur lorsqu’il le découvrit et ce dernier obtint, au terme d’une longue procédure, l’annulation de la vente. Spoerri, qui appartint au groupe des Nouveaux Réalistes, affirmait :« Je ne mets qu’un peu de colle sous les objets, je ne me permets aucune créativité ». Poussant plus loin ce concept de non-créativité, il fit agir un tiers (enfantin) à sa place.  Il s’annihilait en tant qu’artiste mais entendait toucher les dividendes de cette annihilation quitte à tromper l’acheteur. Le tribunal avait, à l’époque, une autre conception de l’authenticité artistique. A partir de 2007, Spoerri contribua à brouiller encore plus la notion d’authenticité avec de « Faux Tableaux-pièges », à la composition étudiée, dédiée à certaines personnes (dans les « Tableaux-pièges » les objets gardaient un ordre aléatoire).

Pléthore d’autres artistes d’AC, dont le courant appropriationniste (où s’illustra une Elaine Sturtevant consacrée d’un Lion d’Or à Venise) vinrent troubler, déconstruire, miner, la confiance en l’authenticité artistique, à commencer par le prince des détournements, Duchamp lui-même. Aujourd’hui, tout un milieu artistique récolte ce qu’il a semé… mais embarque aussi dans ses périls les nombreux artistes non-duchampiens.

Christine Sourgins

(1) En particulier pour un collage numérique /NFT de Beeple ou l’œuvre numérique NFT The Merge de Pak, article de Sara Genin du 13 /11/2024. 

(2) Turing cassa le code de la machine Enigma, qui chiffrait les communications nazies.

(3) Le sujet de l’œuvre pouvant lui être donné par un humain.