Une idée reçue s’est imposée, renforcée par un livre (1) : les méga-artistes d’AC seraient dans la lignée des grands génies d’autrefois. Le magazine Artension, qui publie un dossier sur la vie d’artiste aujourd’hui, m’a posé la question : « Les artistes-entrepreneurs sont-ils des « maîtres » comme les autres » ? Sans « divulgâcher » mon article publié par Artension (2) voici quelques éléments de réflexion.
Giotto, Charlot et Cie
Tout est basé sur un sophisme : « les artistes contemporains aiment l’argent, les gloires passées aussi, donc les artistes d’Art financier sont les alter ego des maîtres du passé ». Alors qualifier Rembrandt, de « golden boy » de l’âge d’or hollandais (sic !) suffit à en faire le jumeau de Jeff Koons. Sauf que le rapport à l’argent n’était pas le même : les maîtres, comme Vinci, notaient leurs dépenses moins par avidité que par inquiétude pour l’argent ne rentrant pas, ils devaient quémander, comme Dürer, auprès de mauvais payeurs fort puissants, d’où l’obséquiosité de Rubens : faut-il retourner ces soucis financiers contre eux, au prétexte que de vrais génies ne s’occupent que des « hauts faits de la création » ?
Un poncif est sous-jacent : talent authentique rime avec pauvre comme Job. Pourtant, Dante inventa le terme « artiste » pour Giotto, un des premiers peintres à signer ses œuvres et même à réussir : mais alors, ce « nanti » peut-il sincèrement peindre l’histoire du pauvre d’Assise, St François ? Le même reproche sera fait à Charlie Chaplin enrichi grâce au vagabond Charlot. Immoral ? L’histoire a répondu …
Les faux parallèles
Les différences de fonctionnement des ateliers sont patentes. Autrefois les apprentis recevaient un métier : Pacheco transmit ses techniques au jeune Vélasquez et son savoir-faire explique l’excellente conservation des Vélasquez qui ne sont en aucun cas prisonniers du style de Pacheco. Aujourd’hui, l’apprentissage est plastiquement limité quand le travail consiste à mesurer au millimètre l’emplacement de 6000 comprimés posés sur les étagères d’une installation de Damien Hirst : tâches ingrates plus que formatrices. Et possiblement nocives pour les assistants puisque que le formol des requins et autres veaux découpés est suspect d’entraîner asthme et cancer…
Nombre de vieux maîtres savaient orchestrer les contributions de différents spécialistes en évitant une production impersonnelle : Rubens produisit beaucoup en conservant homogénéité et qualité car il donnait de précieuses esquisses ou collaborait avec le jeune Van Dyck pour des chef-d’œuvres à plusieurs mains. Si le japonais Murakami accepte de co-signer ses œuvres, d’autres collaborateurs sont affrontés désormais à des pontes de l’AC incapables d’enseigner, car ne sachant guère tenir un crayon, seulement un carnet d’adresse pour commander une œuvre au téléphone comme un taxi. (cf les démêlés du sculpteur Daniel Druet avec Cattelan cliquer).
Souvent (comme Vélasquez) le jeune artiste doué, logé, nourri, épousait la fille du maître avant de marier sa propre fille à un de ses collaborateurs… A enracinement et stabilité ont succédé précarité et division du travail, jusqu’au rapport de force : Koons licencie à tour de bras, en particulier l’équipe de nuit qui voulait se syndiquer. Hirst, même après un gros succès, congédie le personnel, quitte, quelques mois plus tard, à réembaucher. Ce « turn over » évite que les petites mains s’attachent à leur ouvrage et revendiquent une paternité. Rebelote en 2020, Hirst vira 63 employés sur 175. Motif ? Il venait de bénéficier du « quoiqu’il en coûte » british, un prêt de l’Etat de 17,6 millions d’euros de soutien après la pandémie. Hirst, dont sa fortune est évaluée à 370 millions d’euros… avait auparavant signé un texte intitulé « Pourquoi les salauds vendent de la merde aux idiots »sic.
Le marché recours puis piège.
Tout est bon pour aligner de force les ateliers d’antan sur aujourd’hui : par exemple, on clame que les copies (une part du travail et des revenus des anciens ateliers (3)) furent juste de la « com » ou des produits dérivés avant la lettre. Les gravures sont ravalées en objet publicitaire, comme si la gravure n’était pas art à part entière. Certes, Rembrandt racheta ses eaux-fortes pour faire monter leur cote : les transformait-il en « planche à billets » ? C’est oublier que Rembrandt refuse les contraintes du mécénat des puissants comme les règlements tatillons des corporations et que cette activité spéculatrice était la condition de son autonomie créatrice. Car les artistes ont joué le marché contre les grands, contre les corporations et plus tard contre les académies. Pari plutôt réussi dans un premier temps, mais qui s’est, à la fin du XXème siècle, retourné contre eux. Le méga-artiste mondialisé, rebelle patenté, loin d’être en marge du système ultralibéral, l’incarne. Plus d’info, en kiosque, cf Artension N°182 (2).
Christine Sourgins
(1) Judith Benhamou-Huet, « Les artistes ont toujours aimé l’argent. D’Albrecht Dürer à Damien Hirst », Grasset, 2012.
(2) Artension N°182, Novembre/décembre 2023, p.65 à 67. Tous les deux mois, Artension publie un « Grain de Sel » inédit.
(3) … Toutes les copies, mêmes mercantiles, ne sont pas sans qualité et la sculpture grecque est essentiellement connue par des copies romaines…