Trente ans de création dirigée par l’État
Constat, conséquences et perspectives
1982-2013
Colloque tenu au Sénat le 23 janvier 2013
Conclusion : Quel bilan de 30 ans de culture dirigée ?
A mettre en balance les gains et les inconvénients de la culture dirigée, les dégâts l’emportent nettement :
– Même l’AC, l’Art contemporain officiel et conceptuel, ne s’impose pas à l’international ; toute la scène française connaît une perte de visibilité et de prestige. Pire, les amateurs d’art rasent les murs : quand ils prêtent une œuvre, pour l’Exposition « Passions privées » par exemple, ils récolte des contrôles fiscaux… c’est dire la différence avec les USA où collectionner est vertueux.
-L’exil artistique, celui des formes d’art non officielles, existe aussi, même si on en parle peu ; les rares artistes qui ont osé demandé des comptes sont censurés, tel Fred Forest exclu de l’exposition de Beaubourg, Vidéo Vintage en 2012.
-L’État laisse dépérir la transmission des savoirs au point d’accepter, en Avignon, une école des Beaux-Arts à l’état gazeux.
-L’opacité des comptes est stupéfiante : impossible de connaître la composition des commissions d‘achat, les critères de sélection ; d‘où les abus de pouvoir, l’enrichissement occulte. Si ce n’est pas vrai, présentez les chiffres, nous ne demandons qu’à être détrompés !
Les conflits d’intérêts que Pierre Souchaud a épinglés, (voire les prises illégales d’intérêts (1)) sont devenus patents, évidents même pour le grand public depuis Koons à Versailles où une des commissaires de l’exposition était salariée par Mr Pinault, ce qui a ému même Le Monde… pourtant encore financé par ce TGC (très grand collectionneur)(2). Est-il normal que le roi de l’Art Financier, Gagosian, fasse écrire le catalogue de l’exposition inaugurale de sa galerie parisienne, par une conservatrice du Louvre ? Il me semble que René Huyghe refusait les préfaces pour éviter ce genre de collusion.
Il y a pire que la collusion : empêcher les formes de cultures alternatives en siphonnant tout les mécénats, ou en les sabotant. Les salons, Noël Coret l’a rappelé, en font l’expérience. En France, pays de Liberté, vous avez le droit de financer tout ce que vous voulez … mais on en parlera pas dans les gros médias (ainsi la Biennale de sculptures de Yerres n’a pas eu de couverture médiatique à la hauteur de l‘événement). Me Roland Lienhardt a rappelé que ce dirigisme de la Culture est en infraction avec des textes européens que la France a pourtant contribué à faire voter !
L’analyse fait apparaître non seulement un passif mais des structures périmées, inadaptées au monde contemporain, le cas des FRAC est emblématique :
Actuellement les Fracs se sédentarisent, donc contreviennent à leur mission première : une collection mouvante à la rencontre du public. Plus les FRAC se bureaucratisent, se muséifient avec constructions de salles d’expo, réserves, etc, plus les crédits réservés aux acquisitions se réduisent au profit des dépenses de fonctionnement. Voilà qui contrevient à la seconde mission des FRAC : soutenir la jeune création par l’acquisition. Cet échelon régional du FRAC a pu être utile sous Jack Lang, mais aujourd’hui, ces fonctions sont assurées par des fondations privées (Cartier, Galeries Lafayette, Vuitton etc) qui organisent des expositions itinérantes, sont consultables sur Internet, comme tous les musées : Jack Lang c’était avant Internet. La prétention à aider, grâce au secteur subventionné, un art non commercial est devenue une tartufferie à l’heure de l’Art Financier et la Dette.
Le rapport Uher de la Fondation Ifrap, sur les FRAC, nous apprend que la nomenklatura culturelle rêve de taxer les entreprises créant leur fondation : c’est à dire prélever de l’argent destiné à exposer des œuvres au grand public pour le donner à un Frac ou à musée public afin de faire exactement la même chose… Ce qui reviendrait à ce que l’État fasse une concurrence déloyale au secteur privé. Trente ans de création dirigée par l’État aboutiraient à cette situation ubuesque dans un pays qui prétend à une économie libérale.
Que faire ? Il faudrait que les politiques s’emparent du dossier, imposent la transparence, appliquent la Loi à un petit monde qui se pense au dessus d’elle. Qu’il y ait un contrôle légal et démocratique et non pas des électrons libres qui s’arrangent entre amis. Bref, s’inspirer des 9 propositions énoncées par Raphaël Jodeau, ou de celles du Manifeste de la Maison Des Artistes. Mais ce n’est pas saupoudrer des subventions, ici plutôt que là, qui est en cause ; ce qui est demandé, avant tout à l’État : c’est de ne pas nuire !
Comment ne pas nuire ? L’État doit se recentrer sur ces devoirs régaliens.
L’État a le devoir de s’occuper du patrimoine, parce que lui seul à la durée nécessaire pour le faire. Le Patrimoine inclus la transmission des savoir-faire de l’œil et de la main mais également l’Histoire de l’art. Mais il faut, à propos de la Création vivante, que l’État soit le moins interventionniste possible. Il doit consacrer le plus tard possible : après les pairs et après les marchés.
Il doit arrêter de s’immiscer dans la Création, ce qui aboutit à l’étouffer en témoigne le livre d’ Aude de Kerros et Marie Sallantin, « Les années noires de la Peinture ».(3) Pire, l’ingérence de l’État contribue à remplacer la Culture par un ersatz, celui de la « creativity ». Cette fameuse « créativité », est le carburant des industries culturelles, ces armes de distraction massives.
La créativité est source d’emplois, de devises et c’est heureux, mais la créativité vit en saprophyte sur le tronc de la Culture. Si la Culture meurt, in fine, la créativité des industries culturelles, dépérit comme les lianes sur l’arbre mort. Il faudrait convaincre Bercy d’arrêter de penser que la Culture c’est de la dépense inutile. La revue Que choisir ?(4) notait que « Selon une étude nationale portant sur les retombées économiques et sociales du patrimoine, 1 euros investi dans le secteur du patrimoine générerait de 10 à 95 euros de retombées directes ou indirectes selon les zones touristiques ». Bref la Culture n’a pas à être traitée comme une parente pauvre, qui coûte et ne rapporte rien, envers laquelle l’État consentirait une forme d’assistanat, de charité, ce qui mettrait alors l’État au-dessus de toute critique.
Le temps à passé : l’État culturel n’est plus celui de Malraux.
En témoigne un article du Monde (5) « La culture, ministère amer » : « L’obsession de la ministre « de la culture et de la communication » n’est plus les artistes ni même la démocratisation culturelle mais les industries culturelles », pourtant aux mains d’entreprises et d’intérêt privées, alors que, parallèlement, « la rue de Valois s’est vidée de sa substance, abandonnant toujours plus de pouvoir à des établissements publics phares (théâtres, opéra de Paris, grands musées, (comme Ariane Warlin l‘a analysé)) mais aussi et peut-être surtout, dit le Monde, aux collectivités territoriales ». Or celui qui paie décide, donc si la part de l’État dans les financements va s’effondrant, sa force de prescription aussi. Le pouvoir « ne croit plus à la nécessité de protéger la dimension symbolique de la culture, sa capacité à faire rêver et ne croit pas encore à l’impérieuse nécessité de développer un secteur où la France et l’Europe peuvent inventer leur futur ».
Il faut donc, plus que jamais, distinguer entre Culture et culturel. Le culturel c’est, finalement, l’insignifiance à la portée de tous ; la Culture, elle : la conquête du sens par chacun, au bénéfice de tous. Pasolini disait encore : « La Culture c’est-ce qui lutte contre le divertissement ». Le ministère de la culture est devenu le ministère du culturel.
Que pouvons – nous faire ? Deux choses : déniaiser et dé fataliser
Déniaiser : informer sans relâche, lire et diffuser le travail des auteurs recensés par Laurent Danchin, à vos claviers, à vos portables !…Le système culturel force à consentir ceux qui ne peuvent pas le contredire.
Défataliser : arrêter d’accepter le fait accompli, de dire : l’AC, l’industrie culturelle, c’est le sens de l’histoire, c’est le progrès. Ou bien, en soupirant : « mais que voulez-vous, c’est la financiarisation, la mondialisation qui veulent que tout soit à vendre : « Greed is good (6) » ». Cette dictature du fait accompli, c’est ce qu’on disait des Allemands sous l’occupation : « Ils sont là : faut faire avec ! » J’appartiens à une famille où on prenait le maquis. Mais à la différence de celui d’hier, le totalitarisme contemporain est flasque, c’est une barbarie molle (7). Donc il faut procéder avec calme et humour, sinon, dénoncer cette extrémisme moelleux vous fait vite passer pour l’agresseur.
Il ne faut être ni pessimiste ni optimiste, même si dans le combat de David contre Goliath, rappelons que c’est David qui gagne. Il faut être possibiliste.
Il est encore possible de choisir entre le Tout culturel, l’insignifiance à la portée de tous, et la survie de la Culture.
C’est-à-dire entre la survie de l’Homme en tant que tel, et non pas d’un homme réduit à être une marchandise comme une autre…
Christine Sourgins
Historienne de l’Art, modératrice du colloque.
http://sourgins.over-blog.com
(1) Passibles de plusieurs années de prisons…
(2) Le Monde, 7-8 septembre 2008, p. 21.
(3) écrit en collaboration avec Pierre-Marie Ziegler, Editions Pierre-Guillaume de Roux, à paraître en 2013
(4) Que choisir numéro 494, 2011, « Valorisation à deux vitesses » , p. 46 à 54.
(5) Nathaniel Herzberg, « La culture, ministère amer », Le Monde, 17 novembre 2012, p.3
(6) L’avidité est bonne !
(7) cf J-F Mattéi, « La barbarie intérieure » , PUF, 1999.