article en ligne sur le site de Décryptage: http://www.libertepolitique.com/culture-et-societe/6025-labstraction-l-spiritualisante-r-au-college-des-bernardins
Avec la nouvelle exposition « La Pesanteur et la Grâce » (23 avril – 12 septembre 2010), le Collège des Bernardins fait « le choix très concret » d’une abstraction non pas « spiritualiste mais spiritualisante »… Il s’agit, explique-t-on dans le dossier de presse, d’une « logique de non-représentation ».
L’exposition présente le travail de cinq artistes internationaux : Marthe Wéry, Callum Innes, Georges Tony Stoll, Emmanuel Van der Meulen et Emanuele Becheri. « Leurs oeuvres ne sont pas déterminées par avance, mais naissent de la manipulation des matériaux bruts. Elles sont le résultat final d’une situation où l’artiste a abandonné ses savoir-faire, pour laisser aux matériaux eux-mêmes le premier rôle. »
Moins c’est mieux
L’économie de moyens y est poussée jusqu’à l’abandon du savoir faire. Le plasticien Van der Meulen déclare : « J’essaie de ne pas peindre, tout en peignant » ; il se limite au « minimum reconnaissable ». Cette « déprise de la maîtrise » serait vertueuse : moins c’est mieux.
Les constructions de Tony Stoll, « inachevées, non abouties », sont mal sciées et mal peinturlurées : nous sommes très loin du minimalisme esthétique privilégiant beauté des matériaux, formes géométriques épurées… très loin aussi de l’Art pauvre, qui usait de métaphores, d’allusions narratives, et même parfois de poésie. L’abstraction qu’on nous chante ici n’a rien à voir avec celle de Kandinsky, de Pevsner, de la plupart des Modernes : il s’agit d’abstraction conceptuelle, ou mieux, de conceptualisme abstrait.
Si les œuvres « ne racontent rien, pour laisser surgir quelque chose comme la beauté », le discrédit est jeté sur la représentation ou la figuration, et au contraire, un crédit incommensurable est accordé à l’abstention, à la rétention des processus artistiques.
Cette apologie de la constipation continue avec Marthe Wéry : « Il s’agit pour l’artiste de se vider de toute personnalité ; elle intègre ainsi à sa pratique le processus d’auto annulation », l’important, c’est « le moment où l’artiste s’est retiré pour laisser la place à quelque chose d’autre », pour « que ce soit les œuvres elles-mêmes qui se fassent, comme si elles pouvaient de faire d’elles-mêmes ».
Pourquoi ces artistes, champions d’humilité, n’osent-ils pas le plus complet anonymat ? Si la signature d’un artiste qui construit et assume une image à un sens, que signifie la signature d’une abstention ? Et que vaut un « processus d’auto-annulation » quand on est déjà nul ?
Le silence qui suit la musique de Mozart est encore du Mozart, encore faut-il avoir composé magistralement auparavant : l’artiste conceptuel se prend pour ce dieu désinvolte des philosophes, créateur du monde par une chiquenaude. En conséquence, la nature ayant horreur du vide, c’est au spectateur de combler la démission de l’artiste : « Le public, nous dit-on, doit accepter d’effectuer un certain travail. C’est en cela que (l’exposition) n’est pas élitiste mais exigeante. » Il va de soi que si les œuvres qui snobent toute représentation, sont pures, c’est que l’image est pollution : la vieille pulsion iconoclaste, toujours à l’affût dans l’histoire chrétienne, est tapie derrière les piliers des Bernardins.
Simone Weil, Newton même combat ?
Callum Innes peint donc un « fantôme », obtenu par dilution de la couche noire recouvrant préalablement son tableau « se faisant en se dé-faisant » (sic) :
« La pesanteur oriente alors le flux de la térébenthine de telle sorte que naissent des figures fantomatiques et grandioses à la fois, que les spectateurs peuvent interpréter comme des images, mais des images sans stabilité et sans certitude. Celles-ci sont alors littéralement une résistance à la gravité et à la dilution ou, au contraire, un effet de ces deux actions non humaines ; de même suggèrent-elles autant la montée que la descente ».
Pauvreté de l’objet mais emphase du langage qui n’hésite pas à convoquer Simone Weil, par titre de l’exposition interposée. La philosophe écrivait : « La grâce ne s’atteint pas par une volonté héroïque mais par la soumission humble aux nécessités de la pesanteur. » Ce qu’elle appelait « l’effet levier » : « Monter en abaissant. Il ne nous est peut-être donné de monter qu’ainsi. »
S’en remettre à la pesanteur pour révéler la grâce, n’est-ce pas diviniser le hasard et de la nécessité ? Est-ce de bonne théologie ? S’il suffit de laisser travailler la pesanteur pour que la grâce apparaisse, c‘est sous le patronage de Newton et non de Simone Weil qu’il faut placer l‘exposition ! Si la grâce est capable de naître de la pesanteur immanente, qu’avons-nous encore besoin de transcendance ?
L’expérience plastique de la transcendance avait déjà été bannie de l’exposition de Beaubourg « Traces du sacré », elle est maintenant mise hors-service aux Bernardins : elle est vraiment l’expérience interdite pour l’art en ce début du XXIe siècle. « Toutes les traditions spirituelles ; nous explique-t-on encore, mettent l’accent sur le fait que le fondement de l’exercice spirituel repose sur la capacité à sentir ce moment du passage du rien à quelque chose. » Sauf qu’ici, il y a refus de définir quoi que ce soit et le spirituel chrétien devient aussi évanescent que le couteau sans lame, auquel ne manque que le manche, de Lichtenberg.
Le déni de l’art financier
Le dossier de presse invoque volontiers la pensée pontificale : « L’art n’est pas fait pour procurer une jouissance immédiate mais peut au contraire produire “une secousse salutaire” selon le mot du pape Benoît XVI. » Dérive très révélatrice : les textes où les papes parlent de l’art portent sur un art non duchampien, non conceptuel, et sont régulièrement détournés en jouant du flou sémantique autour du mot art.
Mais la « secousse » dont il est question n’a pas permis aux Bernardins une salutaire prise de conscience : celle de la nature de l’art officiel qu’il promeut, le Financial Art, où le volume d’argent qui s’y échange occupe la troisième place après la drogue et les armes. Aux Bernardins, les médiateurs s’en lavent les mains : « Ça ne nous regarde pas, nous ne nous occupons pas de vente, on est là pour accueillir. » Oui, mais la direction culturelle du Collège consacre en exposant — un geste fondamental pour l’AC, « art de donner de la valeur à l’argent » [1].
La politique artistique de ce centre catholique diocésain prestigieux s’illusionne avec la vieille antienne de « l’art témoin de son temps » : l’art contemporain, art d’une toute petite partie de nos contemporains, pourrait-il témoigner de son temps ? En revanche, il témoigne des siens : la spiritualité exposée ici est celle de la société de consommation qui réduit l’expérience spirituelle à la frustration, à une appétence jamais satisfaite, pour consommer encore.
L’institution est-elle naïve ou complice ? Ou bien est-elle comme ces banquiers victimes des subprimes, épatés par leurs analystes financiers, experts alignant des modèles mathématiques où personne ne comprend rien mais impressionnant tout le monde. Le conceptualisme de l’art dit contemporain joue le même rôle, il fascine. À quand la prise de conscience qu’il s’agit d’un produit toxique ?
*Christine Sourgins est essayiste, historienne de l’art, conférencière. Elle a publié Les Mirages de l’art contemporain, La Table ronde, 2005.
La Pesanteur et la Grâce
« Abstractions et spiritualité »
Commissariat : Eric de Chassey du 23 avril 2010 au 12 septembre 2010
[1] Sur les réseaux financiers : Danièle Granet et Catherine Lamour, Grands et petits secrets du monde de l’art, Fayard, 2010. Voir aussi : Aude de Kerros, L’Art caché, Eyrolles, 2007. Analyse intellectuelle : Christine Sourgins, Les Mirages de l’art contemporain, La Table ronde.