S’il vous arrive de collectionner, vous choisissez sans doute avec soin les œuvres qui vous entoureront ; pour vivre ensemble, il faut qu’elles vous ressemblent un peu ; si vous êtes artiste, vous gardez à portée d’œil les travaux d’amis qui vous inspirent ou qui ont compté pour vous. Même à petit budget, vous vivez votre collection d’œuvre d’art comme une part de vous-même, de votre identité… qui vous distingue du beau-frère qui collectionne les capsules de bière… Savoir si une collection est une œuvre d’esprit devrait encore moins se poser quand il s’agit d’une collectionneuse de la trempe de Peggy Guggenheim (1898-1979). Or, la cour d’appel de Paris, a débouté ses descendants de leur action contre la fondation New-Yorkaise du même nom. Celle-ci, créee par son oncle Solomon, administre maintenant la collection que Peggy avait installée à Venise, bref, c’est Guggenheim contre Guggenheim. Or, sur la lagune, la fondation crée par Peggy voit se multiplier les « innovations » alors que n’est exposée au mieux que la moitié seulement des 326 œuvres de sa collection et parfois il n’en reste qu’un tiers . Le palais, reflet du goût de la fondatrice et de celui d’une époque, a perdu son âme et est devenu, selon ses descendants, « la banale extension d’un musée américain ».
Pourtant, en 1976, le transfert de propriété précisait que la collection était considérée comme un ensemble, tout devant rester en place, même la chambre « avec le mobile de Calder et ma collection de boucles d’oreilles ». On se souvient qu’en 1942, celle qui était alors l’épouse de Max Ernst, inaugurait sa galerie New Yorkaise en portant une boucle d’oreille dessinée par Tanguy et une autre par Calder. Peggy entendait ainsi incarner son goût pour la figuration surréaliste et l’abstraction, deux versants indissociables d’une même réalité artistique selon elle. En 1997 encore, un tribunal reconnaissait « œuvre de l’esprit » la Cinémathèque d’ Henri Langlois, donc une collection de films, mais depuis… l’Art financier a coulé sous des ponts d’or et l’avocat de la Fondation Guggenheim, dénie ce talent à Peggy. « Une égérie du monde de l’art, (qui) achetait beaucoup pour soutenir les artistes » : la voilà rétrogradée à dame patronnesse. Son accrochage aurait été «très didactique, sans originalité, pas autre chose qu’une compilation ». Bref, une gourde autodidacte souffrant du trouble obsessionnel compulsif de l’accumulation. L’avocat lui reproche d’avoir « elle-même changé plusieurs fois la disposition de son vivant ». Se remettre en question est pourtant claironné sans arrêt par le monde de l’AC. Au moment où certains commissaires d’expo réclament un statut d’artiste pour « leurs mises en espace », c’est comique.
Maître Edelman, qui défend la mémoire de Peggy, eut beau déplier le plan des collections établi à son décès, montrant une répartition concertée des œuvres…rien n’y fit. Depuis 2013, la Fondation Guggenheim accueille des œuvres données par Hannelore et Rudolph Schulhof et le nom de Schulhof rutile sur une plaque, à côté de celui de Peggy. Venise, réputée pour ses pigeons de la place St Marc, voit proliférer un volatile plus chic : le collectionneur-coucou qui loge sa collection dans celles des autres ! Car le jardin de Peggy est aussi « squatté » par les sculptures de la collection Patsy et Raymond Nasher, eux aussi ont droit à une jolie plaque, sur le mur d’entrée. Ce jardin est aussi la sépulture de Peggy et, ô stupeur, …des fêtes y sont organisées ! Bon, réceptions et galas, Peggy était plutôt pour, mais quel cynisme : lui organiser des fiestas au rez-de-jardin, alors qu’elle est empêchée au sous-sol ! Qu’on laisse au moins reposer en paix ses chiens qui dorment à ses côtés. Et bien non, le tribunal a balayé l’accusation de « violation de sépulture », mais que fait Brigitte Bardot ?
Au prétexte que Peggy collectionnait les maris, les amants, les chiens et les tableaux, son palais peut sans doute devenir un joyeux fourre-tout : faut-il continuer d’ailleurs à parler de musée ? Motel Guggenheim serait peut-être plus juste. Voilà une bonne leçon pour les futurs donateurs : bardez vos legs de conditions juridiques drastiques pour éviter la braderie ! A New York, en 1959, lors de l’inauguration du musée de son oncle, Peggy fut effarée par la tournure commerciale prise par l’art américain, elle note dans son autobiographie : « Seuls subsistaient quelques rares amateurs. Le reste achetait par snobisme, ou bien, pour éviter des impôts, offrait des toiles aux musées en conservant le droit d’en jouir jusqu’à leur mort. Ce qui est une manière d’avoir le beurre et l’argent du beurre. »
En ces temps mercantiles, la justice française peut-elle donner droit aux descendants de Peggy alors que les agents de l’Etat aiment faire n’importe quoi, n’importe comment dans les palais patrimoniaux, tel Versailles ? S’ils veulent avoir gain de cause, les descendants de Peggy doivent d’urgence délocaliser l’affaire sous des cieux moins partisans. Sinon pour faire valoir ses droits, la pauvre Peggy devra attendre le Jugement dernier…
Christine Sourgins