Anne Martin Fugier, dans le dernier livre de sa trilogie sur l’art contemporain français, a donné la parole aux » artistes »(Actes sud). Ou plutôt à certains artistes, ceux qui, tout en travaillant en collaboration avec l’Etat, trouvent que l’Etat n’en fait pas suffisamment. Il n’est pas sûr que l’auteur ait compris le système global de l’art financier et comment la France y est instrumentalisée. Les artistes autonomes et hors champ des médias ne l’intéressent guère. Interrogée par Cristelle Terroni, sur le site « la vie des idées », certains témoignages méritent qu’on s’y attarde.
Pour le plasticien Ange Leccia, qui a côtoyé les inspecteurs à la création dans les commissions d’achat, l’un des handicaps français, est que les FRAC ou même le Fonds National d’Art Contemporain, étaient aux mains de fonctionnaires peu payés, non préparés aux enjeux internationaux : leurs choix les menaient donc vers un exotisme qui permettait de voir du pays aux frais du contribuable. « Lorsque dans les années 1980, ils étaient qualifiés par un FRAC ou par l’État pour acquérir une œuvre, ils préféraient aller à Milan ou à Turin acheter un Pistoletto, à New York ou à Los Angeles acheter un Mike Kelley, qu’aller à Clermont-Ferrand ou à Bastia acheter un Ange Leccia. » Un voyage américain vous lustre une carrière… le « nul n’est prophète en son pays » a donc fait des ravages. Ainsi l’artiste, invité en 1987 à la fois à la Documenta et au Skulptur Projekte de Münster, loin d’être soutenu par la France a vu les institutionnels se vautrer dans le « french bashing ». Ileana Sonnabend proposait-elle à Leccia d’entrer dans sa galerie ? Un membre du Centre Pompidou se gausse : « Leccia, je ne connais pas » ; le directeur du CAPC de Bordeaux surenchérit : « Leccia, c’est un feu de paille… » Devant ce scepticisme franco-français, Ileana tergiversa et proposa à Leccia de venir s’installer à New York, ce qu’il dut refuser pour raisons familiales. Mais plus jamais, par la suite, il ne put « basculer dans la sphère internationale »…
En 2012-13, Philippe Cognée a mesuré la persistance du peu d’implication des conservateurs. Guy Tosatto lui avait organisé à Grenoble une grande rétrospective : pas un seul des trente conservateurs du centre Pompidou ne s’est déplacé : « Ils se contentent d’une exposition en galerie, d’une pièce vue à droite et à gauche pour juger d’un travail. Ils devraient se faire une obligation d’aller voir les expositions en région pour décider s’ils peuvent montrer à Paris tel ou tel artiste et tenter de l’exporter. ». « Il me semble que pour exposer à Paris, ce serait mieux de n’être pas obligé, comme Desgrandchamps, de passer par Bonn. »
La faute à qui ? Le bouc-émissaire est tout trouvé : l’Ecole de Paris ! Paris était la ville où tous les artistes étrangers voulaient venir étudier et travailler, au temps où la France se croyait universelle. Du coup, il n’y aurait pas chez nous de patriotisme artistique, contrairement à l’Angleterre, à l’Allemagne ou aux États-Unis !
En réalité l’Ecole de Paris a été ce creuset un peu miraculeux où les « prochains » ont fonctionné en synergie avec les « lointains » pour le bénéfice de tous. Ce genre d’accusation sous-entend qu’on ne saurait priser l’autre et soi –même en même temps (première erreur) ou que l’Ecole de Paris n’était qu’une manière sémantique d’annexer des talents étrangers (seconde erreur). Une excuse commode pour détourner les regards sur les responsabilités d’aujourd’hui. Cependant certains, tel Hervé Télémaque, lui rendent hommage : à la fin des années 50, Télémaque quitte Haïti pour New York, on lui conseille de prendre la nationalité américaine « Ce n’était pas possible : trop de racisme » impossible d’y trouver un atelier. En 1961, « n’en pouvant plus », Télémaque quitte New-York, arrive à Paris, rencontre Breton et frôle le surréalisme : « Paris était alors une ville incroyablement ouverte, alors que New-York était fermée…. »(1). Sans commentaire.
Christine Sourgins
(1) « L’odyssée picturale d’Hervé Télémaque »Le Monde du 24/25 janvier 2016 , p.4.