« Take me » l’exposition de la Monnaie de Paris qui « donne un coup de frais au monde de l’art contemporain » est en fait la réédition d’une exposition londonienne qui eut lieu à la Serpentine Gallery en 1995 : proposer au visiteur d’emporter de menus objets ou de les troquer. On « réactive » donc à l’identique des pièces « historiques » comme le tapis de bonbons de Felix Gonzalez-Torres de 1990 (tout le monde pioche un bonbon) ou les tas de vêtements de Boltanski (tout le monde pioche une fripe). On prend les mêmes (Hans-Peter Feldmann, Gilbert & George, Douglas Gordon, Carsten Höller, Fabrice Hyber, etc) et on recommence, en sollicitant de nouvelles collaborations, clamant « pour la première fois en France » et sous les lambris dorés, le tour est joué : l’expo rétro accède à la catégorie suprême du « nouveau ». Or des expos de ce type , il y en a eu beaucoup, citons en 2001 celle du « collectif Cambalache » au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (pour ceux qui disposent du livre « Les mirages de l’art contemporain, voyez la page 104 (1) : ces parties de troc ne se distinguent guère de celles des patronages, excepté la présence du gardien, ou du médiateur, cautions institutionnelles, qui garantissent que c’est bien de l’art, ou du moins que vous êtes dans un lieu où il devrait y en avoir.
La presse, 20 ans après, nous ressert du réchauffé pour neuf pensant le public suffisamment amnésique pour gober tout le montage. Ainsi La Monnaie se présente comme « un lieu d’échange libre et inventif, destiné à bouleverser les rapports traditionnels entre l’art et son public » sauf que le libre-échange et le partage sont tarifés 12 euros… Autre faribole, l’exposition nous ferait « réfléchir sur le concept de l’unicité de l’œuvre d’art». Cela tombe bien, il n’y a pas de pièce unique !
Préparez-vous donc à échanger des bricoles si le médiateur, ou le performer, le veut bien car c’est « à la tête du client » ; vous pouvez actionner un distributeur, pêcher à la ligne comme à la maternelle; emporter une carte postale kitsch ou une tour Eiffel en toc; acheter pour 50 centimes d’euros, une capsule d’air de Yoko Ono ; il y aurait même de l’eau de rose et des hosties (mais toujours pas de ratons laveurs).
Plus frappant, la disparition d’un discours intellectuel qui tentait, plus ou moins bien, de justifier les pratiques conceptuelles. Sans remonter à Duchamp qui, en 1947, présenta un sein en caoutchouc titré Prière de toucher ; en 2001 les artistes du collectif Cambalache prétendaient « interroger le processus de circulation des objets ». Interrogation de principe puisque les gardiens de l’époque se désintéressaient des échanges et rien n’était enregistré. A la Monnaie de Paris, certaines œuvres, déjà exposées par ailleurs, affichaient des intentions sérieuses. Les bonbons de Felix Gonzalez-Torres renvoient à la disparition du corps de l’artiste atteint du sida. Les vêtements de Boltanski sont censés rappeler des corps disparus, évoquant même la Shoah. Tout à coup ces discours tragiques sont retournés en un éloge de la pulsion de prendre avant même de comprendre.
Roxana Azimi essaye quand même (2) d’élaborer un éloge du toucher, rêvant d’un retour au Cabinet de curiosité en vogue à la Renaissance, mais peut-on comparer un visiteur personnellement invité par un collectionneur, aux masses qui défilent aujourd’hui avec des milliers de mains baladeuses ? L’expérience proposée est indigente « je prends/je ne prends pas », d’où le titre « Take me » ; celle-ci rebaptisée « approche pluri-sensorielle » devient plus chic. La Monnaie est fière de briser un tabou : dans un musée « on ne touche pas » car l’œuvre est sacralisée car, justement, c’est une pièce unique, résultat d’un savoir-faire personnel ; n’est pas Titien, Rembrandt ou Manet qui veut. Or l’exposition « Take me » ne réunit aucune création artistique véritable (au sens non duchampien) mais des mises à disposition. Le but de « Take me » étant de mettre à la charge du visiteur les opérations par lesquelles la bimbeloterie devient une œuvre d’art. Ce que dit ouvertement Boltanski. Si on emporte une de ses fripes, qu’est-ce qu’on en fait ? Boltanski répond : « on peut la porter ou la laisser comme une œuvre, une relique »sic.
Autre antienne: « A l’image des monnaies, les œuvres sont vouées à la dispersion » nous serine la Monnaie de Paris qui prétend soulever la question de la valeur d’échange de l’art. Pour les visiteurs, qui ne se laisseront pas hypnotiser par le ludisme des installations, rarement une exposition aura rendu visible à ce point le lien entre AC et monnaie fiduciaire (qui signifie « foi »). Si le billet que nous avons en poche a une valeur c’est parce que nous y croyons arbitrairement (le billet de 20 euros n’est pas deux fois plus beau que celui de 10, il aurait pu être décrété valoir 50), le jour ou la crédulité flanche (comme lors de l’affaire Law au XVIIIème ou pendant la crise de 1929) tout s’effondre : l’Art contemporain repose uniquement sur la croyance que ces choses étant le fait d’artistes, donc elles sont de l’art exactement comme les subprimes étaient des placements respectables puisque créés par de grands financiers.
Or, le visiteur, non conditionné à l’AC, se rendra vite compte que dans « Take me » les règles du jeu sont pipées comme pour les subprimes : les os du bonheur d’Angelika Markul sont produits par une l’imprimante 3D qui demande une demie heure de fonctionnement et une médiatrice, seule habilitée à la manœuvrer : le bonheur sera réservé à quelques-uns. On peut toucher dans l’expo « Take me » mais pas trop. Essayez de vous rouler dans les bonbons, d’éparpiller les vêtements de Boltanski, médiatrices et médiateurs rappliquent pour recadrer le visiteur. Pas touche à l’ordre instauré : prenez tout ce que vous voulez mais pas plus d’un produit par marque artistique.
Il ne s’agit pas de promouvoir une autre manière de visiter les musées, qui serait un « plus », ce discours est un leurre. La véritable visée est une soustraction : ôter au monde de l’art ce qui lui est spécifique pour l’aligner sur celui de la consommation. Les seuls choix accordés s’étalonnent sur le « j’achète/ je n’achète pas » des soldes, ce que renforce le sous-titre de l’expo « tout doit disparaitre », le musée écoulant ses stocks comme un magasin. Il ne doit plus y avoir de différence de nature entre un super marché où l’on tripote allégrement la marchandise et un lieu de culture.
« Take me » est un bon test : selon que vous « marcherez » ou regimberez, vous pourrez juger de votre conditionnement au système. Et de la naïveté de certains analystes patentés qui voient dans « Take me » une contre-FIAC, l’envers de cette exposition commerciale « réservée aux riches » ; alors que le site de la Monnaie et le site de la Fiac se renvoient mutuellement l’un à l’autre, de concert !
Christine Sourgins
(1) C. Sourgins « Les mirages de l’Art contemporain » , éditions La Table Ronde.
(2) Le Monde, 26 septembre 1, page 2, « Pas touche ! Mon œil ! »